Nous sommes à la remorque du langage alors que nous croyons le conduire. / Vladimir Jankélévitch

Nous ne recevons de la réalité que ce que nous y avons nous-mêmes déposé.

Nous nous trouvons enfermés dans la cage des mots

comme dans une prison que nous aurions édifiée de nos propres mains,

une prison à laquelle nous pourrons d’autant moins échapper qu’elle nous est invisible.

Il s’agit donc en premier lieu de dissiper l’illusion

d’une adéquation entre les objets réels — les phénomènes ­— et les catégories du discours.

Il faut donc refuser de se laisser entraîner sur la pente naturelle du verbe

dans cette vaine activité consistant à établir des jugements toujours partiaux

parce que partiels, mais bien au contraire user d’un langage flottant et informe,

balançant toujours entre deux assertions contradictoires

si l’on veut saisir le flux mouvant de la réalité :

_Le lieu où le « ceci » et le « cela » ne rencontrent plus leur contraire constitue l’axe du Tao.

Sitôt que celui-ci se loge au centre de l’anneau, on peut répondre à l’infinité des cas,

soit par la série inépuisable des affirmations soit par la série inépuisable des négations.

C’est pourquoi j’ai dit que le mieux encore était de revenir à l’intuition. / Tchouang-tseu

 

Jean Levi / Propos intempestifs sur le Tchouang-tseu

_oiseau de sucre

 

 

casier spirituel

Au Japon, un moine fut jeté par sept fois en prison. A chaque libération, il recommençait à voler, puis se faisait arrêter ; ainsi pouvait-il enseigner aux prisonniers, qui reçurent tous l’ordination de moine. Le grand moine, du nom de Shinhyo, continua ainsi son jeu, jusqu’à ce que les gardiens, émus et troublés, relâchent les prisonniers et leur maître.

Celui qui donne un véritable enseignement doit comprendre l’esprit de l’autre.

_la maréchaussée

Nous ne sommes pas des anges — comme vous.

Chez nous pas de prison. Nous avons, comme vous, nos assassins. Ils ne sont pas très nombreux, mais quand même, ils sont là. Mais de prison, aucune.

Les pierres qui recouvrent nos chemins sont tranquilles. Elles savent que jamais nous ne leur ferons l’injure de les serrer l’une contre l’autre dans des hauts murs, pour séparer le jour de la nuit, l’homme de son frère.

Je vous vois sourire. C’est le sourire de qui croit bien entendre et n’entend rien. Vous vous demandez ce que nous faisons de nos assassins, puisque nous ne les enfermons pas.

Nous ne sommes pas des insensés. Nous savons que le tigre et l’agneau ne peuvent dormir dans le même pré. Là n’est pas la question. Il est dans la nature du tigre d’être tigre. Il est dans la nature de l’agneau d’être agneau. Mais il n’est pas dans la nature de l’assassin d’être assassin.

Celui qui donne la mort, c’est qu’il est déjà mort. Celui qui tue, c ‘est par manque d’air.

Ceux qui font le mal, nous les appelons des « mal-respirants ».

Car chez nous tout est respiration, allée et venue de l’air dans la gorge, de Dieu dans l’air, du monde dans Dieu, échanges incessants, ondes continuelles, flux et reflux.

Nous ne punissons pas le criminel, nous l’aidons à rétablir en lui sa respiration naturelle.

Nous emmenons nos assassins dans la forêt. Nous leur demandons de prêter attention au bavardage des feuilles, à la récitation des sources et aux sentences du vent. Nous leur demandons de prendre leur temps, de ne rien oublier et de nous retrouver ensuite dans la clairière, pour tout nous raconter.

À leur retour, nous leur disons ceci : enfoncez-vous plus loin dans la forêt, là où le vert devient noir. Fermez les yeux. Écoutez ce qui, en vous, est comme la feuille, comme la source, comme le vent.

Cette période-là est la plus longue.

Au bout de quelques mois le premier revient et se met à chanter, dans le milieu de la clairière.

Car chez nous le chant est remède, le chant est lumière, le chant est vérité, pure respiration du vrai dans le vrai, de l’esprit dans l’esprit, du cœur dans le cœur.

Quand la voix de celui-là s’envole jusqu’au ciel, imposant le silence aux oiseaux alentour, alors nous savons qu’il est guéri, et bien guéri : plus de pierre sur le souffle, plus de cendre sur l’âme.

Bien sûr il y a des échecs. Certains s’égarent dans la forêt, ou en reviennent avec une voix de fauve.

Cela nous l’acceptons. Nous ne cherchons pas, comme vous, à séparer le pur et l’impur. Nous savons qu’ils seront toujours un peu mélangés.

Nous ne sommes pas des anges — comme vous.

Christian Bobin

celui qui tue c'est par manque d'air